La Vie

1919

 

Gaston Sauvebois

 

La salle du Vieux-Colombier, longue et jaune. Un salon uniforme plus qu'une salle de théâtre ou mieux encore, un temple protestant illuminé pour quelque fête rare et solitaire. Beaucoup de gens s'y connaissent, se saluent, causent familièrement. Et il y a un peu de tous les Européens. Quelques Américains aussi, au corps plus robuste, à la tête moins fine. Mais une société choisie et qui veut vivre surtout par l’intelligence.

Parmi les toilettes féminines aux modes de Paris portées un peu excentriquement, un homme sombre se glisse, plutôt grand, coiffé d'un feutre noir aux larges bords, enveloppé d'un ample pardessus de grosse laine anglaise, comme arrivant de voyage. Une face d'acteur triste, aux yeux qui se renfoncent, à la bouche serrée et mince comme un trait. Cet homme s'assied n'importe où, dans ce fauteuil inoccupé, puis dans un autre, sort, revient, salue, cause avec quelques personnes sans presque jamais sourire, reste discret et distant. Il est au Vieux-Colombier comme chez lui et même le directeur du théâtre, Jacques Copeau, que nous verrons tout à l'heure sur la scène, ne laisse pas de lui ressembler fraternellement. Même front vaste et dégarni de penseur mystérieux, tourmenté, même visage glabre et même retraite intérieure.

L'homme écoute la pièce ou la conférence, sans dire un mot ni faire le moindre geste, et l'on ne saurait même pas s'il pense ou s'il écoule. Mais nul peut-être n'a plus vécu du spectacle ou des paroles.

Cependant quelques bouches ont murmuré son nom. C'est André Gide.

Tous, dans ce temple, ou presque, sont ses fidèles.

Pourtant André Gide ne s'intéresse qu'à lui-même. Il ne sera point, néanmoins, l'homme d'un seul livre — mais d'une vie unique et profondément innombrable. De tous les ouvrages qu'il a publiés, gros ou petits, mais tous d'une qualité précieuse, pas un qui en recommence un autre. Il y a chaque fois changé de sujet et de manière — tout en n'y mettant jamais que soi. Chacun d'eux marque un instant ou décrit un mouvement de son âme. Car le secret de cette continuelle innovation, de cette infinie découverte c'est un désir inassouvi de vivre la vie — toute la vie qui peut être vécue par un homme — peut-être la vie totale.

André Gide part du même point que Maurice Barrès et qui est commun d'ailleurs à toute une génération. Alors se manifestent les premiers symptômes du symbolisme en littérature, et chacun des jeunes hommes de cette époque recommencera, pour son propre compte, de découvrir le monde ou de l'imaginer à sa guise selon ses désirs et ses talents. Il faut être individualiste et on l'est avec passion, effrénément, suppléant quelquefois aux insuffisances de l'imagination naturelle par les griseries de l’éther, de la morphine ou du haschich. C'est comme s'il n'y avait rien eu avant soi : ni histoire, ni philosophie, ni poésie, et comme s'il n'y avait que soi, puisque l'on crée le monde, avec ses idées et à la couleur de ses sentiments, selon l'heure et l'inspiration. Mais trop faibles pour agir et se mêler à la vie, niant d'ailleurs les réalités, et affectant un profond dégoût pour la matérialisme démocratique qui déferle de toutes parts, les écrivains s'enferment dans la « tour d'ivoire » et là, rêvent, rêvent leur existence, une existence somptueuse comme l’Orient légendaire et compliqué comme une féerie. Ils seront les héros de la pensée et de l'imagination.

André Gide est d'abord de ceux-là. Il quittera cependant, de bonne heure, la tour d'ivoire pour rentrer dans le monde, car l'illusoire du rêve substitué à la veille lui apparaît vite. Mais il n’y sera toutefois qu'un héros pathétique.

Imprégné de morale et de métaphysique, songeant, depuis sa jeunesse aux plus hermétiques problèmes de l'être et de la connaissance, et ayant lu, sans tout apprendre, tous les livres, il s'inquiète d’abord de relever l'étendue et la réalité du monde, de savoir par lui-même quelle place il peut y occuper et quelles entreprises lui sont permises. Chacun de ses sens a ses désire et son intelligence aspire à se comprendre elle-même dans le moment où elle comprend les choses. Car la passion d'être homme et d'embrasser le plus possible d'univers, cette force primordiale de la créature supérieure, paraît en lui plus vive, plus aiguë qu'en personne. Affinité protestante peut-être, autant que naturelle, chez André Gide, mais si belle et si émouvante d'atteindre à ce degré tragique et de consacrer toute une vie à la plus sûre réalisation d'elle-même.

Et l'œuvre se commence lente, mesurée, réfléchie, disciplinée, toujours anxieuse et toujours sincère, mais aussi toujours compliquée, car André Gide ne craint rien tant que de laisser passer sans les réaliser les possibilités d'être qui sont en lui, et chaque idée qu'il a, c'est surtout plusieurs autres. Il craint tant de ne pas tout se vivre qu'il hésitera parfois à rien entreprendre, et le héros subjectif des Nourritures terrestres nous le dira pour lui : « La nécessité de l'option me fut toujours intolérable ; choisir m'apparaissait non tant élire que repousser ce que je n'élisais pas... Et je restais souvent sans plus rien oser faire, éperdument et comme les bras toujours ouverts, de peur, si je les refermais pour la prise de n'avoir saisi qu’une chose. » Déjà dans les cahiers d'André Walter, sa première œuvre, André Gide n'avait-il pas marqué le trait de son tempérament toujours avide de plus et de nouveau ? « Que l'âme reste désireuse, toujours ; qu'elle souhaite. C’est dans l'attente qu'est la vie ; dans l'assouvissement elle retombe. »

Paludes, le Voyage d'Urien, le Roi Candaule, Saül, Le Retour de l'Enfant Prodigue, Le Prométhée mal enchaîné, autant d'expériences qui aboutissent aux plus décevantes constatations ! Nous sommes enfermés dans un monde sourd et aveugle qui ne sait pas que nous existons, dont la loi est peut-être notre malheur. Et nous sommes aussi enfermés, chacun en soi-même, étreints par l’impossibilité de nous comprendre parfaitement de l'un à l'autre. Quels mots ont pour tous le même sens, la même valeur ? Nulle parole n'est entendue comme elle est dite. La joie et la peine sont également solitaires… Ainsi André Gide, individualiste par goût personnel, aboutit encore à renforcer, de tous côtés, par l'expérience et la raison, son individualisme. On dirait un prisonnier qui refuse la liberté et qui construit lui-même sa prison. Mais où trouverait-on une œuvre qui se fonde sur de plus solides principes, c'est-à-dire sur une plus grande assurance de son auteur ?

Et combien d'écrivains ayant accompli le Voyage d’Urien, cette exploration aux confins du monde réel et irréel, et revenant vite du pôle glacé et mystérieux où nulle voix ne répond, dans l'infini, à celle de l'homme, où, debout sur le promontoire du monde, le voyageur ne voit plus devant lui que le vide effrayant des ténèbres, combien d'écrivains eussent fait retentir la terre de leurs lamentations désespérées ! Mais le temps du romantisme est passe. « Nous eussions bien voulu inventer à nouveau quelque frêle et plus pieuse espérance ; — dit simplement André Gide, dans le lieu de la désespérance — ayant satisfait notre orgueil et sentant que de nous ne dépendait plus l'accomplissement des destinées, nous attendions maintenant que les choses autour, nous devinssent un peu plus fidèles. » Il ne s'agit point de pleurer, mais de vivre, et d'autant plus que l'abîme de la mort nous reste plus secret.

André Gide accepte alors de vivre dans un monde dont nous ne savons rien, avec l'idée que nous devons vaincre son indifférence et nous le rendre cher, et son acceptation éclate dans un des plus beaux poèmes panthéistes ou naturalistes qui ait jamais été écrit et dont lui-même ne trouvera l'équivalent, plus tard, que dans le Gitanjali (l'Offrande lyrique) de Rabindranath Tagore, qu'il traduira pour son plaisir et le nôtre, et ce poème panthéiste, c'est : les Nourritures terrestres. Dans ce livre, sorte de confession dionysiaque spontanée et réfléchie, se scelle l'alliance de l'homme avec la terre. Non, il ne faut pas que celle-ci soit la froide prison que l'on disait. Et voici qu'il en sort, pour les cœurs qui savent l'aimer, pour les yeux, qui veulent voir, des splendeurs éblouissantes et des joies innombrables. « O, si tu savais, s'écrie le voyageur revenu du pôle, si tu savais, terre excessivement vieille et si jeune, le goût amer et doux, le goût délicieux qu'a la vie si brève de l'homme ! » Car la terre lui a redonné le sens de la vie, le sens et la passion de la vie. « Volupté, dit-il, ce mot, je voudrais le redire sans cesse. Je le voudrais synonyme de bien-être et même qu'il suffit de dire être, simplement. » Et André Gide écrit son livre avec toutes les beautés, toutes les gloires, toutes les splendeurs que prend la vie au milieu du monde.

Mais parce qu'il n'a trouvé nulle part une loi suprême, supérieure-à la vie, il doit donc être libre dans la société ? Quelle autorité réfrénera ses instincts individuels quels qu'ils soient, et viendraient-ils des parties les plus troubles de son être ? Quelle morale même, le contraindra à vivre comme tout le monde ? L’Immoraliste, ce livre si audacieux, inquiétant même, nous montre un Michel entraîné peu à peu par des passions coupables, et qui s'abandonne à leur volupté profonde. Michel frère d'André Gide ! Mais ce n'est là qu'une expérience intellectuelle encore, suscitée sans doute, en grande partie par la faveur du Nietzschéisme. Et il nous faut bien observer qu'une certaine qualité d'être, on peut même dire de pudeur et de noblesse ne manque jamais à l'Immoraliste, même dans les moments où il vit le plus dangereusement ; et que Michel se réjouit plus de savoir l'impureté de ses actes que de les commettre. Ici encore, l'auteur cherche ses limites.

Ce qui le prouve, c'est qu'aussitôt après, le voici en proie à un désir de perfection suprême et difficile. Car André Gide ne s'attarde pas dans ses sensations, et toujours il réalise un nouvel être.

Jusqu'où peut s'élever une âme avide de sa pure beauté ? nous le voyons dans cet admirable roman : La Porte étroite, qui fut salué unanimement comme un chef-d’œuvre. L'héroïne, la chaste Alissa, détournée du monde par une existence de famille mal réussie, rêve à la sainteté plus qu'à la vie. Sentant tout ce qu'il y a de divin dans le sentiment de l'amour, et le voulant d'ailleurs, plus céleste qu'humain, elle en vient à aimer Jérôme, son fiancé, non pour lui-même, mais pour l'occasion qu'il est de développer l'amour en elle. Le mariage serait le but, le bonheur sans doute, mais aussi la fin du pur et blanc désir. Or Alissa aime trop son bel amour. « Et je me demande à présent, dira-t-elle, — car les héros d'André Gide ont besoin de savoir les raisons de leurs actes et de leurs sentiments — si c'est bien le bonheur que je souhaite, ou plutôt l'acheminement vers le bonheur, ô Seigneur ! Gardez-moi d'un bonheur que je pourrais trop vite atteindre ! Enseignez-moi à différer, à reculer jusqu'à Vous mon bonheur. » C'est encore elle qui s'aime et se cherche avec âpreté dans la passion qu'elle éprouve pour son fiancé.

Après ce livre, André Gide qui toujours aspire à vivre de toutes les façons et dont les œuvres contiennent sans doute plus d'autobiographie qu'il ne nous le laisse voir — André Gide change à nouveau de vision, et de forme littéraire. Il étudiera d'autres gens que lui-même, pour les comprendre dans leur diversité, comme il a voulu comprendre l’ordre de la vie, et il nous donnera le beau et simple récit qu'est Isabelle, puis les Caves du Vatican qui viennent de paraître en volume, après avoir été publiées par la Nouvelle Revue Française. S'il traduisit le Gitanjali de Rabindranath Tagore, exercice littéraire auquel de sa part, on ne s'attendait guère, c'est que les poèmes du grand poète bengali, donnent aux Nourritures Terrestres, une sorte de sanction philosophique et religieuse qui ne pouvait pas se concevoir dans notre Occident trop rationaliste. Seul un Oriental mystique né dans cette Inde qui est le cœur du monde et instruit dans la religion du Bouddha, devait s'élever à ce pur sentiment de la vie terrestre divinisée qui inspire les plus belles pièces de l'Offrande lyrique.

L'influence d'André Gide est grande maintenant, beaucoup plus grande que celle d’écrivains plus connus de la foule. Silencieuse et réfléchie, appuyée d'ailleurs sur des raisons fort judicieuses exprimées dans les deux séries de Prétextes, elle agit bien davantage sur les Lettres que sur le public. L'auteur de La Porte Étroite n'ambitionne pas de nombreux auditoires, exigeant de ses fidèles une qualité et une culture assez élevées. Car il ne consentirait à aucune compromission pour en être compris et goûté. Et c'est bien là une des conditions essentielles de l'individualisme, autant que de l'art tel que le définissent les plus rigoureux esthéticiens. Mais par sa rare valeur, André Gide a fini par rassembler autour de lui une assistance choisie qui l'entoure d'une profonde admiration mêlée de subtile curiosité.

Quant à l'homme, on ne peut guère le connaître. Il ne fait pas de ces gestes qui attirent la réclame et ne se répand pas non plus dans les salons du monde officiel où se fabriquent d'ordinaire, les gloires littéraires du boulevard et même de l'Académie. C'est qu'André Gide tient, avant tout, à vivre sa vie, et, a-t-il dit, on ne vit bien que seul. Son abord reste toujours réservé et un peu distant. Non pas timide mais jaloux de soi, André Gide ne se livre pas. Il passe d'ailleurs peu de temps, chaque année, à Paris, voyageant, lointainement pour connaître cette terre dont il voudrait découvrir tous les motifs qu'elle contient d'exalter notre fuyante existence.

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