Le Temps

Décembre 1934

 

Émile Henriot

 

Littérature et Communisme

 

Dans le numéro de décembre de la Nouvelle Revue Française, M. J. E. Pouterman publie la traduction d'un certain nombre de discours prononcés au premier Congrès des Écrivains soviétiques, qui s'est tenu à Moscou au mois d'août dernier. Ces documents méritent d'être lu. Il faut toujours savoir ce que peut penser l'adversaire. Si loin que puisse être la Russie, ce qui s'y passe est au reste très intéressant, pour la raison d’abord que c'est un fait ; et comme tel, ce fait a beau ne nous être pas agréable, nous n'avons pas le droit de l'ignorer. Passé le premier stade de la conquête et de l'organisation matérielle des positions prises en quinze ans de révolution, l’U.R.S.S se préoccupe maintenant d'organiser à son tour l'esprit de ses sujets. L'époque de la propagande élémentaire est finie. Il s'agit désormais d'assigner une tâche définie à l'écrivain dans la société nouvelle, et d'y donner son rôle à la littérature. Ce ne peut être, bien entendu, qu'une littérature dirigée, ou tout au moins soumise aux lois d'un intransigeant conformisme. Comment des écrivains, nécessairement individualistes par nature, acceptent-ils de plier ou de sacrifier leur individualisme à la nouvelle doctrine de la raison d’État soviétique, voilà bien le propos principal que semble s’être donné ledit Congrès. Le congrès des inconciliables.

 

Tout d’abord, on constatera que la propagande élémentaire n’a pas encore désarmé, et il suffit, à cet égard, de considérer les affirmations de Maxime Gorki sur la littérature dite bourgeoise, dont les héros préférés, de Gil Blas à Bel Ami et à Arsène Lupin, sont, paraît-il, des fripons, des voleurs, des assassins et des agents de la police criminelle. « C’est là précisément la véritable littérature bourgeoise, qui reflète nettement le goût, les intérêts et la morale pratique de ses consommateurs. » — « Une preuve des plus probantes du profond intérêt de classe que la bourgeoisie porte à la description des crimes », Gorki la voit dans le cas « bien connu » de Ponson du Terrail, obligé à ressusciter Rocambole pour satisfaire ses lecteurs, qui avaient organisé à cet effet, une manifestation devant sa maison. « Le roman policier, assure Gorki, est l’aliment spirituel préféré jusqu’à ce jour des hommes repus d’Europe. » Si c’est vrai, il faudrait que Maxime Gorki nous expliquât pourquoi, au lieu de faire l’objet de publications de luxe, les romans policiers sont au contraire publiés dans des éditions populaires et à bon marché, ce qui implique la recherche et la clientèle d’un public infiniment plus étendu que celui des « repus ». Par ailleurs, nous serions tout à fait d’accord avec Gorki sur l’immoralité profonde du roman policier, qui suscite la sympathie pour d’habiles canailles et ne propose en exemple que des gangsters et des [mot illisible].

 

Mais Gorki est sans doute un peu en retard en U.R.S.S. De plus jeunes que lui se sont nettement fait ramasser par le camarade Boukharine ; entre autres les poètes Demian Biedny et Sourkov, qui vantent, l'un la rudesse de ses crocs, l'autre la nécessité de la haine, partie intégrante, selon lui, du nouvel humanisme russe. « Tenons sèche, camarades, notre poudre lyrique ! » Boukharine ne s’est pas fait faute de traiter ces messieurs d’« honnêtes bavards », voire de primitifs et de provinciaux retardataires. « Dans la bataille moderne, il faut des canons à tir rapide, des avions perfectionnés, et non pas des crocs. » C'est parler en homme. Au surplus, il s'agit de travailler ensemble à créer « la grande poésie du socialisme ».

 

C'est à quoi entend se consacrer pour sa part Ilya Ehrenbourg, dont le discours paraît bien avoir été l'un des plus intéressants du Congrès de Moscou, et sans doute aussi l'un des plus courageux ; car, tout en se proposant de chercher, maladroitement et en tâtonnant, « la forme nouvelle qui corresponde au nouveau contenu », il n'a pas craint de déclarer que « la création d'une œuvre artistique est chose individuelle », et que le temps de l'embrigadement littéraire était passé. C'est revenir au cœur du débat soviético-littéraire. Et sans doute, ici, le camarade Ehrenbourg rejoint très exactement le camarade André Gide, dont le message au Congrès ne disait pas autre chose. Nous n'avons pas à chicaner l’auteur de Paludes et des Nourritures terrestres sur son adhésion au communisme, où cet esprit religieux a trouvé enfin ce qu'il a toujours cherché, une foi. Mais il est permis de constater ce que cette adhésion, chez un homme complexe comme lui, comporte de réserves et, il faut bien le dire (sans méjuger de sa bonne foi), de réticence. « La tache de l’U.R.S.S, dit-il est aujourd'hui d'instaurer, en littérature et en art, un individualisme communiste… Le communisme ne saura s'imposer qu'en tenant compte des particularités de chaque individu. Une société où chacun ressemble à tous est insouhaitable et impossible. Une littérature, bien plus encore. Chaque artiste est nécessairement individualiste, si forts que puissent être ses convictions communistes et son attachement au parti. Ce n'est qu'ainsi qu'il peut faire œuvre utile et servir la société... Le communisme a besoin de personnalités fortes... » — D'accord, d'accord : mais Trotsky était une personnalité forte et le communisme l'a exclu, pour non-conformisme. M. André Gide serait-il plus heureux, s'il vivait en U.R.S.S. et, le cas échéant, s'il se voyait mis dans l’obligation de choisir entre son individualisme et l'obéissance ? La question d'ailleurs le dépasse, et il n'est là que pour symbole. La question est celle-ci : y a-t-il place pour la liberté individuelle de penser et de s'exprimer, dans un État autoritaire ? C'est peut-être un jour M. André Gide qui nous répondra, quand il sera allé jusqu'au bout de son expérience.