Le Temps

17 décembre 1934

 

Émile Henriot

 

L’écrivain juge ou partisan

 

Sous ce titre, Note sur la politique, M. Jean Schlumberger a publié dans le dernier numéro de la Nouvelle Revue française un article bien intéressant, qui pourrait servir de point de départ à une enquête approfondie sur les rapports de la littérature et de la politique. L’article est à lire, à plus d'un titre. On sait les attaches de la N.R.F, avec M. André Gide, et l'éclatante adhésion donnée par M. Gide au communisme. Or, voilà justement que M. Schlumberger, dans la Nouvelle Revue française même, proclame son inquiétude à l'égard des empiétements de la littérature sur le terrain de la politique : ce qu'il appelle une violation da la charte de neutralité qu'on suppose à la base d'un programme délibérément littéraire. Est-ce un schisme qui commence à la N.R.F. ? On l'a dit, mais je ne le crois pas. A lire de près le texte nuancé de M. Jean Schlumberger, esprit droit et méditatif, il ne semble pas que cette discussion de principes doive aboutir à un divorce retentissant dans un groupe où l'on a toujours aimé et pratiqué les explications et les mises au point. Il n'en reste pas moins à retenir une remarque très pertinente de M. Schlumberger, à propos des affirmations de son ami Gide sur les bienfaits de la révolution russe : il dit que des affirmations de ce genre n'ont qu'une valeur d'acte de foi, et que la foi remplace nécessairement une certaine attitude critique à l'égard de son objet. Une certaine attitude critique, voilà donc pour M. Schlumberger la position souhaitable de l'écrivain en face des problèmes de tous ordres qui lui sont soumis. Il me semble que c'est la raison même. Mais la question subsiste, telle qu'elle vient d'être suscitée par la Note sur la politique de la Nouvelle Revue française. L'écrivain a-t-il le droit de prendre parti en politique ?

 

Le débat apparaît complexe. On se fait communément une idée très artificielle de ce que c'est qu'un écrivain. On l’imagine une espèce de mamamouchi, vivant à part, clos dans son rêve, sans communication avec le reste de l’humanité, hors du monde et de ses soucis, occupé seulement à fourbir des phrases et à inventer des histoires.

 

Rien de tel en réalité. L'écrivain est un homme comme les autres, que sa vocation appelle à réfléchir sur l’homme, ses besoins, la vie et les mœurs, et à faire part aux autres hommes de ses réflexions. Elles valent ce qu’elles valent, selon la culture, l’expérience, le don d’observation, le talent, la moralité et la dignité de l’homme appelé écrivain, voilà tout. Mais, du fait qu’il est écrivain pour quoi cesserait-il d’être un homme, d’avoir les mêmes prérogatives que les autres, et notamment des convictions et des opinions, comme n’importe quel citoyen, dont au reste il partage les devoirs et les charges ? On nous dit souvent, mais à la légère : « Vous avez de la chance, vous ! Vous n'aimez que les livres, les poètes, la littérature, la beauté en soi. Vous planez. Qu'est-ce que cela peut bien vous faire, à vous, la politique ? ». La politicaille, oui, sans doute, je la trouve, pour moi, sans attrait ; pis, malfaisante, basse, abjecte, parce qu'elle ne vise qu'à substituer des intérêts particuliers à l’intérêt général de la nation. Mais cette grande réalité que recouvre le mot politique, au sens originel du terme, « qui a trait aux affaires publiques », la marche et l'examen de ces affaires, la respiration profonde du pays, sa vie, ses craintes, ses espoirs, les accidents qui la traversent, le heurt des opinions et des intérêts, le courant et le conflit des idées, les mouvements des partis et des classes, les réactions de la sensibilité populaire, la psychologie des hommes qui nous mènent : cela, comment un écrivain qui pense pourrait-il s'en désintéresser, sans risquer de perdre tout contact avec le réel et l'humain, sa seule raison d'être ? Seulement, voilà la différence : voir la politique, et en faire, ce sont deux. Personne n'a rien à gagner à ce que l'écrivain fasse de la politique : ni le public, ni même lui, dont le seul service positif qu'on en puisse attendre est d'ordre critique ; et qui n'a pas à prendre parti, sauf à perdre sa qualité de juge. En adhérant à une Église, même à la plus juste des causes, tout partisan doit nécessairement sacrifier sa liberté d'appréciation, son indépendance. Or, l’écrivain n'a d'autorité que s'il est libre, s'il peut à l'occasion dire leur fait à ses amis mêmes, admettre ce qu'il y a de valable dans les raisons de l'adversaire, et, par un examen perpétuel et désintéressé des questions, jouer peut-être utilement son rôle d'arbitre et de médiateur, de découvreur de juste point, entre l'affrontement passionné des vérités. Par contre on n'en a jamais vu un seul qui ne se soit trompé, de tous ceux qui se sont jetés dans les partis et leurs batailles ; Chateaubriand, Lamartine, Hugo se sont exposés à l’erreur, pour avoir passé du contemplatif et de l'éternel, pour quoi ils étaient faits, au partial et au provisoire, ou leurs rêves les ont emportés.

 

Est-ce à dire que, pour l’écrivain, la sagesse soit dans l’indifférence et le scepticisme ? Assurément non, mais sa fonction est autre que celle du politique. Elle est sur un pian où l'on n'attend de lui que « des pensées universellement recevables », comme dit fort bien M. Schlumberger ; non sur un plan où il ait à parler, « en esprit mobilisé », au nom d'une vérité empirique, provisoire, appelée, par sa nature même, à varier de jour en jour. Aussi bien, dans un temps comme le nôtre, où la séparation des pouvoirs n'a jamais été plus nécessaire, où tout est confondu, où le député tient le juge ; le policier, le député ; où les clubs prétendent dicter son attitude au gouvernement ; où le reporter mène l’enquête ; où l'on ne voit que pouvoirs usurpés, fonctions chevauchant l'une sur l'autre, — il serait bon que les écrivains, à qui est commis le quatrième pouvoir, l’observatif, à côté de l’exécutif, du législatif et du judiciaire, adoptassent enfin leur véritable position et décidassent ce qu'ils doivent être : arbitres et juges, ou partisans, c'est-à-dire les propagandistes de ce que M. Jean Schlumberger appelle très justement les outrances à sens unique. Ce n’est pas la littérature seule qui s'en trouverait bien, mais la moralité publique, et l’opinion, qui a toujours besoin de guides désintéressés. Si les écrivains avaient leur conseil de l'ordre, ce problème serait la première question à lui poser. A défaut de cet impossible conseil, la question relève d’une enquête sérieuse, menée avec soin.

 

Obligeant quiconque tient une plume à réfléchir aux conditions et aux responsabilités de son état, elle ferait dire des choses utiles, nécessaires. Qui veut l’entreprendre ? La tache serait assez noble, n’étant pas sans risques. Il y a des coups à recevoir.