Le Temps

10 Octobre 1932

 

Émile Henriot

 

Pour une semaine de rentrée, plus encore qu'un beau sujet de conversation, voilà un événement d'importance, et qui aura du retentissement dans les milieux intellectuels : M. André Gide s'est converti au communisme et nous en fait publiquement part en donnant à la Nouvelle Revue française quelques pages de son journal intime où cette délibération privée prend assez bien tournure de manifeste. Déjà, le mois dernier, dans un précédent numéro de ladite revue, l'auteur des Nourritures terrestres avait lancé un ballon d'essai, dont certains ont pu s'émouvoir. « Je voudrais crier très haut ma sympathie pour l’U.R.S.S. ; et que mon cri soit entendu ; ait de l'importance. Je voudrais vivre assez pour voir la réussite de cet énorme effort ; son succès, que je souhaite de toute mon âme, auquel je voudrais pouvoir travailler... » Après une telle manifestation, on était curieux de connaître les raisons de M. André Gide, qu’on n'avait pas accoutumé jusqu'à ce jour de voir si catégorique et si décisif en ses démarches et affirmations. A vrai dire, nous avons été quelque peu déçu par l'exposé des motifs que nous livrent aujourd'hui, en un cri d'amour, les nouvelles pages de son journal, où l'on chercherait vainement à découvrir les raisons de cette adhésion, certainement plus sentimentales que politiques. « Point de raison ! comme disait le père Canaye, c’est la vraie religion, cela ! » Aussi bien, se bornant (avec quelque gêne évidente à l'égard de la pure doctrine, car les problèmes sociaux n’ont jamais beaucoup préoccupé, apparemment, l'ami d'Angèle et d'Amyntas), se bornant à renouveler l'expression de sa sympathie au bolchevisme, et « aux espoirs qu'il soulève et qu'il autorise », M. André Gide ne fait lui-même pas de doute sur la nature de sa conversion. Si peu mystique qu'il se dise, il s'agit là d'une conversion mystique. « Ma conviction d'aujourd'hui n'est-elle pas du reste comparable à la foi ». La preuve, il se voudrait déjà martyr. « Et s'il fallait ma vie pour assurer le succès de l'U.RS.S., je la donnerais aussitôt ! » Que de zèle chez ce néophyte que l'horreur des « credos mensongers » jette à la poursuite de cet autre credo mensonger qu'est la mystique moscoutaire ! Et comme s'il n'avait pas assez coulé de sang pour cimenter l'arche des Soviets, sans qu'il faille encore y mêler celui du subtil auteur de Paludes !

 

Il est vrai que les adhésions de M. André Gide ne vont jamais sans sous-entendus ni réticences. Deux pas à droite, trois à gauche, un glissement sur le côté : c'est sa démarche habituelle. Après donc avoir généreusement voué par écrit tout son sang à la cause ; assuré qu'il appelait de toute son âme le triomphe des idées de Lénine ; noté que si le communisme échouait il en perdrait le goût de vivre ; et, parce que la catastrophe était à peu près inévitable, où ne peut manquer de succomber le monde bourgeois, souhaité « la déroute du capitalisme et de tout ce qui se tapit à son ombre, d'abus, d’injustice, de mensonges et de monstruosités » — (la révolution russe a donc été une bergerade, sans abus, sans injustice, sans mensonges et sans monstruosités ?) — M. André Gide observe qu'il n'entend rien aux questions politiques, économiques et financières, et, son adhésion donnée, retire prudemment son épingle du jeu et son couteau d'entre ses dents. « Au demeurant, conclut-il, parfaitement inapte à la politique : ne me demandez donc point de faire partie d'un parti. » Allons ! André Gide est toujours André Gide. Le même qui écrivait en 1919 que l'action ne l'intéresse que chez autrui. « Je crois qu'elle m'intéresse davantage encore commise par un autre. J'ai peur, comprenez-moi, de m'y compromettre. » En dépit de la sympathie affirmée « pour ceux que je pressens venir et que mon cœur appelle » on ne sait pas trop si Moscou sera très content de cette nouvelle recrue si décidée à réserver son indépendance. Mais ceci est une autre affaire et ne nous regarde aucunement.

 

Si « importante » que soit, comme il l'a voulue, l'attitude de M. André Gide, elle n'étonne qu'à moitié. Après avoir passé sa vie à se libérer, à se soustraire à tout engagement, à toute obédience, à toute règle, à s'enivrer d'intelligence gratuite et d'anarchie spirituelle, il n'est pas surprenant qu'un intellectuel comme celui-ci, détaché de toute tradition, las de sonder le fond du vide, s'accroche finalement à une foi, et consente même à courir le risque de s’unir en son nom la plus redoutable discipline qu'aucun culte ait jamais imposée à ses desservants et à ses fidèles. Le cycle de l’évolution gidienne ne serait pas complet s'il avait manqué à l'auteur de la Porte étroite cette étape nouvelle, et cette expérience inédite, qui n'est peut-être qu'un retour : parti de la discipline, M. Gide aboutit à la discipline. C'est dans l'ordre. Nous l’aimons mieux en liberté. Nous aimons mieux la liberté.

 

Ce dernier chapitre ajouté au livre de son futur biographe, Gide bolcheviste, ce qui nous paraît grave en cette affaire, c’est ceci : voilà désormais cautionnée par un écrivain d’un talent exquis et d’une incontestable influence, auprès de la jeunesse qui le suit, l’immense expérience de destruction qu’est à nos yeux jusqu’à preuve du contraire, l’entreprise menée depuis quinze ans en Russie, par le gouvernement des Soviets. Moins prudente, ou simplement plus brave que son très intelligent conseiller, comment douter que cette jeunesse admirative, avide de passer du rêve à l’action, aille plus loin que Gide lui-même, et fasse moins de difficulté que lui à « à faire parti d’un parti » au nom duquel les bolchevistes ont déclaré la guerre à la présente civilisation ?... On ne met pas soi-même le feu à la maison, mais on passe volontiers la torche allumée à d'autres pour qu’ils s'en chargent.. M. André Gide peut être content : il veut que son cri soit entendu ; il l’est et le sera longtemps ; qu'il ait de l'importance ; il en a... Voilà la responsabilité ouverte et sur un plan très différent de celui de la casuistique morale et littéraire où il s'était jusqu'ici complu, avec tout le talent possible. Ce à quoi maintenant il engage est un exercice plus dangereux que le jeu des tirages à part et de la bibliographie de luxe. Et il a beau faire et beau dire : le voilà, de ce jour, d'un parti.