La Nouvelle Revue Française

Juin 1934

 

Albert Thibaudet

 

Réflexions

 

Conversions et Conclusions

 

La question de savoir si André Gide communiste est un converti ou n'est pas un converti figure parmi les problèmes du jour. Bien qu'elle ait tenu une place en ce numéro de la N.R.F. où nous descendions tous dans la rue, je la regarderai ici au point de vue principalement littéraire.

 

Elle se dédoublait il y a deux mois en deux questions : celle de la conversion ou non conversion, sur laquelle Gide a exposé son opinion dans les Pages de Journal de 1932 ; et celle du Roi Candaule drame communiste, au sujet de laquelle M. Jean Louverné s'est répandu en considérations d'une diabolique ingéniosité.

 

Voici la première. Mais rappelons d'abord la déclaration de Gide qui sert d'épigraphe à l'article de M. Louverné : « Communiste, de cœur aussi bien que d'esprit, je l'ai toujours été, même en étant chrétien. Et c'est bien pourquoi j'eus du mal à séparer l'un de l'autre et plus encore à les opposer. Il a fallu gens et événements pour m'instruire. Ne parlez pas ici de « conversion » ; je n'ai pas changé de direction ; j'ai toujours marché droit devant moi ; je continue. »

 

Qu'il s'agisse de conversion à gauche ou de conversion à droite, il va de soi qu'on ne peut pas l'abstraire d'un mouvement intérieur. Aucune conversion n'est un commencement absolu : vérité qui tenait déjà toute dans le mot célèbre : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais trouvé. » Ce mot du Christ dans Pascal, Gide croit entendre Marx et Lénine le lui murmurer. Et dans ce sens on peut dire en effet qu'il n'y a jamais de conversion au sens plein du mot. Il y a version, ou, si l'on veut, versement, d'un passé dans le sens où il penchait. Où il est, plutôt, censé pencher car ce n'est qu'une fois déversé dans ce sens qu'on sait ou qu'on sent ou qu'on croit qu'il y penchait. La déclaration de Gide n'est exacte qu'en tant qu'elle se ramène à une évidence, l'évidence de la continuité, le fait que toute personne est une continuité. Ou plutôt que toute personne se voit sous l'aspect de la continuité, que toute critique applique à son objet, plus ou moins, une logique du continu.

 

Ce que je comprends plus mal, c'est : « J'ai toujours été communiste, même en étant chrétien. » Je verrais mieux : « J'ai toujours été communiste, surtout quand j'étais chrétien. » Aucun communiste n'est chrétien, puisque c'est défendu par Moscou. Mais tout chrétien croit à un communisme de droit, rendu impossible en fait par la condition de la nature, de la matière et du péché. Le communisme reste la loi d'une société spirituelle, comme les communautés religieuses, et, dans un monde neuf comme le Paraguay, les Jésuites ont tenté de l’adapter à la société civile. Il y a dans la société chrétienne des îlots de communisme, où l’on « conclut » en sa faveur : les congrégations religieuses, sociétés de célibataires, pour lesquelles le communisme semble justement fait. « Familles, je vous hais… »

 

On conclut… J’ai mis le mot entre guillemets, pour lui laisser le sens qu’on lui donnait autrefois, qu’on lui donne peut-être encore, chez Maurras, et qui est dû, si je ne me trompe, à Vaugeois. Conclure, c’était après avoir réfléchi sur les problèmes de l’ordre et de l’intérêt français, constater qu’ils ne pouvaient êtres résolus que par la monarchie, et bon gré mal gré, parce qu’on avait posé les prémisses, enregistrer la conclusion. On se disait : « Quand concluez-vous ? » comme ses parents disent à un garçon de trente ans passés : « Quand vas-tu faire une fin ? » Ni Jules Lemaître, ni M. Charles Benoist ne se sont convertis. Jules Lemaître et M. Charles Benoist ont conclu.

 

Gide est un homme pour qui le problème de salut existe. Cette existence du salut est une existence originellement chrétienne. Ce problème est un problème chrétien. Il est capable de diverses solutions, ou de diverses approximations, selon qu'on met l'accent sur le salut individuel, sur le salut du petit nombre, sur le salut de tous. Gide a pris une voie où la réflexion sur le salut, la conviction (très nette chez lui et fort calviniste) de son salut, la justification et l’explication de ce salut, l'ont conduit peut-être à conclure pour le communisme, dans le sens où l'on concluait monarchiquement. Conclusion qui d'ailleurs ne va pas sur une pente de facilité. De ses disciplines est à Gide resté le sens de l'effort, le goût du difficile. La porte communiste où il entre est bien une porte étroite, plus étroite peut-être que la porte chrétienne de Ghéon.

 

Elle l'est devenue, au moins, plus qu'elle ne le paraissait d'abord. Bien qu'il fût habitué à penser à l'intérieur d'un problème religieux, bien qu'il eût trouvé la conclusion communiste an bout d'une pensée en somme religieuse, la réponse communiste à un Numquid et tu ?, Gide a conclu politiquement, plutôt qu'il ne s'est converti religieusement. Il serait absurde de parler ici Chateaubriand, Claudel ou Rivière. On doit parler Barrès et France. M. Louverné crie au sacrilège quand on compare Barrès et Gide : c'est comparer, dit-il, un pantin avec un homme. Mon Dieu ! excepté M. Teste qu’il l'avait tuée en lui, nous avons tous de la marionnette en nous : mais précisément les Cahiers de Barrès me paraissent un des livres qui exclut le plus nettement ce mot malsonnant de pantin. Le curieux c'est que Barrès parlait presque de France comme notre jeune gidien parle de Barrès, et qu'il ne put jamais croire que France eût « conclu » sérieusement au socialisme, il soignait simplement, prétendait et croyait Barrès, sa réclame.

 

Il faut donc distinguer conclusion et conversion, et je laisse aux exégètes de Gide (à lui aussi, mais moins) le soin de doser avec exactitude la part de l'un et de l'autre. Je crois plutôt à une conclusion. Il y a cependant un point par lequel France et lui inclineraient du côté de la conversion, ou plutôt de la diversion, s'opposeraient à la conclusion de Maurras et aussi de Barrès, comme s'opposent, d'ailleurs, gauche et droite, les deux groupes de doctrines. C'est celui-ci.

 

France et Gide ont trouvé leur croyance politique au bout d'une évolution intérieure, d'une critique intérieure, d'un vide intérieur. Elle correspond, chez deux grands bourgeois, à un dialogue intérieur sur la nature bourgeoise, la société bourgeoise, le genre de vie bourgeois, à une scission entre eux et les autres bourgeois, soit à une crise de l'intellectuelle plutôt qu’à une crise du citoyen. L'un et l'autre participent plus ou moins au malaise, à la position difficile, de l'intellectuel bourgeois « qui va au peuple » et qui, malgré toute sa bonne volonté et sa loyauté, est pris (c'est le cas de Gide) entre deux feux, ceux de la classe qu'il quitte (Massis) et ceux de la classe dont il ne peut ni ne veut être (Guéhenno). France et Gide ont appartenu à des générations où les jeux de l'intelligence existaient, comptaient, faisaient un monde brillant, suffisant, complet, avec des interlocuteurs et un public. Il est exact — trop exact pour les prolétariens purs et pour l'auteur de Caliban parle — que le Gide d'aujourd'hui continue un jeu ancien, Lui-même le dit, et on exploiterait volontiers dans ce sens sa profession de continuité.

 

La discussion ouverte au Gide-Club par M. Jean Louverné a ramené notre attention sur le Roi Candaule. C'est une pièce toujours fraîche. Gide y a montré beaucoup d'humour intelligent et délicat. Elle appartient à ce théâtre philosophique et mythique, dont Renan a pris la bouture dans Shakespeare, que Gide et Giraudoux ont continué, et dont Curel a exploité un filon plus facile et plus primaire. Malheureusement Gide n’a pas jugé à propos de reproduire dans les Œuvres ce curieux recueil d'opinions sur la pièce représentée, qui figurait dans l'édition du Mercure. En compensation de cet oubli, M. Louverné nous donne aujourd'hui une opinion 1934, un feuilleton 1934 ; le Roi Candaule expliqué comme une pièce communiste, que quelques coups de pouce peu importants permettraient, je pense, d'utiliser au théâtre soviétique. C'est bien amusant, quand on pense aux origines de Candaule. Gide nous dit que sa pièce est née il y a trente-deux ans, un peu « de la lecture d'un article où, plaidant pour la liberté morale, un auteur de talent en venait à blâmer les détenteurs de l'art, de la beauté, de la richesse, les classes dirigeantes en deux mots, de ne savoir tenter l'éducation du peuple en instituant pour lui certaines exhibitions de beauté. L'auteur ne disait point, et se gardait de dire, si le peuple aurait le droit de toucher. »

 

Il s'agit, (pourquoi ne pas le nommer ?) de Pierre Louys qui avait demandé qu'on exhibât au peuple, sur le théâtre, une femme nue parfaitement belle. Octave Mirbeau devait penser (?) quelque chose d'analogue quand il disait : « Le peuple a droit à la beauté. » En réponse à quoi Gide écrivit Candaule. Le « peuple » abstrait de Louys et de Mirbeau, il l'a appelé Gygès, il a appelé les classes dirigeantes Candaule. Le Roi Candaule fait partie d'un dialogue avec Pierre Louys.

 

Exactement un dialogue au sein de cette bourgeoisie alexandrine, qui avait triomphé depuis dix ans avec Thaïs et Aphrodite, ou Gide faisait sa partie d'artiste fervent, effaré, réticent, merveilleusement critique, et où il se souciait fort peu du communisme.

 

On notera cependant — bien que Gide n'indique pas cette filière — qu'on était, avec les Universités Populaires, le peguysme, l’halevysme et le sorelisme, au plein du mouvement qu'exprimait ce verbe : aller au peuple. Candaule est un class’ dirigeant (comme disait le petit Bob) qui va au peuple. Et quand Gide lui-même insinue qu'il n'est pas impossible de voir dans sa pièce « la défaite, le suicide presque, d'une aristocratie que ses trop nobles qualités vont démanteler à souhait, puis empêcher de se défendre » cela aussi paraît bien dans l'atmosphère de 1902. Mais si personnellement Gide s'intéressait là-dedans à une cause, c'était à la cause de cette aristocratie, dont il était, dont il est plus que jamais par « ses trop nobles qualités ». Interprétons, si l'on veut, ce mythe ductile, complaisant, délicieux, comme celui du bourgeois aux nobles qualités, qui fait le lit du peuple, et qui y met sa femme.

 

Mais ce mythe indiquait-il un Gide communiste ? Ou le contraire ? Même aujourd'hui, le roi Candaule, ce serait un surnom possible pour André Gide. Comme dirait M Vanderem, son communisme ne gygésise pas : il candaulise. On notera que parmi les opinions de critiques qu’il a publiées avec sa pièce, il y en a qui tranche sur le chœur des railleries, et qui prend Candaule fort au sérieux. C’est celle de Charles Maurras (cité par M. Louverné lui-même) lequel écrit : « M Gide a confié non des symboles, mais des allusions politiques profondes à ce petit drame de philosophie naturelle. » Parbleu ! Dans ce drame Maurras était chez-lui, et je crois bien qu’il y est encore.

 

Il était chez lui d'abord comme camarade de génération de Louys et de Gide. Il n'avait pas de peine à rattacher le mythe du Roi Candaule à une filière de mythes politiques qui se commandaient, et dont le premier est le Caliban de Renan. Candaule regarde vers Caliban, qui le précède de vingt-deux ans, plus encore que vers l’article de M. Louverné, qui le suit à trente-deux ans. Les deux sujets sont pareils : Caliban succède à Prospero comme Gygès à Candaule ; Caliban et Gygès sont le peuple, Prospero et Candaule une aristocratie à an de bail. ; Prospero et Candaule ont été trop bons ; ils ont oint vilain avec une générosité et une prodigalité absurdes. Le vilain a pour lui la force, comme Bonaparte, il aura bientôt le droit, et tout ira bien pour l’État. Candaule avait perdu le sens de la propriété. Il croyait que la propriété c’était le vol : ce des Esseintes avait lu Proudhon. Il voulait restituer ! Mais quand on commence à restituer, on ne sait pas où cela finira. Gygès, lui restaure la propriété, et d’abord celle de sa femme, à qui très brutalement il ramène un pan de vêtement sur le visage. « Un gouvernement doit résister, je résisterai. Après tout, les gens établis et moi, nous avons des intérêts communs. Je suis établi comme eux ; il faut que cela dure. La propriété est le lest d'une société ; je me sens de la sympathie pour les propriétaires. » Qui parle ainsi ? Ce pourraient être les derniers mots de Gygès. Mais c'est Caliban, chez Renan, qui les dit.

 

En second lieu, si M. Louverné peut voir un mythe soviétique dans le Roi Candaule, Maurras pouvait y voir et peut y voir encore un mythe maurrassien. Qu'est-que Candaule ? Le libéralisme pur. A quelle vocation Maurras a-t-il l’habitude de comparer le libéralisme ? A la vocation du cocuage. L’auteur du mythe des Serviteurs a dû envier à Gide son mythe du Roi Candaule, qui prendrait place exactement dans le Chemin du Paradis comme une apologie de l’ordre, de la propriété, de la subordination et de l’exclusion. Pour Maurras le Roi Candaule serait l’antidote de Caliban. Il s’encadrerait à point dans la génération qui après 1893, réagit contre Renan. Caliban allait en effet vers une conclusion démocratique : l’auteur de la Réforme intellectuelle et morale y rétractait à peu près la Réforme de 1872 en 1888, jugeait la démocratie sortable, le règne de Caliban possible et même avantageux. Caliban était déjà un mythe du ralliement, il disait aux aristocrates intelligents : résignez-vous, ou vous êtes perdus ! Au contraire le Roi Candaule leur conseillerait : soyez durs, mes frères, et défendez-vous ; autrement vous serez cocus, battus, perdus, confondus.

 

C’est une thèse contraire à celle de M. Louverné. Mais de ce côté conservateur ou du côté communiste, le Roi Candaule n’en vaut pas moins. Au contraire ! Claudel a dit de Gide que son esprit était sans pente. Le Roi Candaule serait un mythe sans pente, du temps où Gide en effet était sans pente, ou n’avait qu’une pente modérée. Comme Claudel a écrit Tête d’Or ou Violaine, Gide, qui a maintenant trouvé une pente rapide, n’a plus, démaurrasisant son Roi Candaule 1902, qu’à récrire, sur le plan Louverné, un Roi Candaule 1934, nettement communiste. Ou un Roi Gygès, suite du Roi Candaule, quelque chose comme le quatrième acte du Repas du Lion, ajouté par Curel vingt ans après la pièce, qui est apporté par l’histoire même de ces vingt ans.