L’Action française

10 Novembre 1932

 

Thierry Maulnier

 

Sur une conversion

 

Celui qui doit choisir dans les événements littéraires s’occupe, autant que possible, de n’amener à la lumière que ce qui frappe par un intérêt quelconque : je n’entends pas seulement le bon, le vrai, l’utile ; le mauvais aussi peut être discuté, non pas seulement quand un nom célèbre l’impose, mais dès qu’il comporte une leçon, soit comme promesse du meilleur, soit comme danger du pire. Sans doute, aucune de ces catégories ne peut recevoir la conversion de M. André Gide, telle qu’elle est exposée dans son journal que la Nouvelle Revue française a publié. Que M. André Gide se soit rallié, sur le tard, au communisme russe importe assez peu aux destinées du pays comme à celles de la pensée : on n’aperçoit pas la fécondité d’un tel changement, ni dans le bien, ni dans le mal. Les fonctions intellectuelles que M. André Gide a longtemps remplies, l’influence qu’il a exercée ne sont par cet événement ni complétées ni accrues. Une curiosité fatiguée de l’important et de l'utile excuse seule les lignes qu’on consacre à un fait littéraire d’aussi faible portée.

 

Certains s'efforcent de montrer que cette attitude nouvelle est une infidélité de M. André Gide à sa tradition, à sa mission intellectuelle – une trahison dirait peut-être M. Julien Benda qui n’a pas donné son avis. D'autres, dont M, André Gide, disent que rien n'est changé, et que la conversion précise seulement ce qui était déjà préfiguré dans toute une vie intellectuelle : « Ne parlez pas ici de « conversion » ; je n’ai pas changé de direction ; j’ai toujours marché droit devant moi ; je continue ; la grande différence est que pendant longtemps je ne voyais rien devant moi que de l’espace et que la projection de ma propre ferveur. A présent j’avance en m'orientant vers quelque chose... » Trahison ou révélation, ici encore, peu importe. Pour que cela importât, il faudrait que la conversion de M. André Gide fût de nature à jeter le trouble dans l’âme de disciples, qui l’auraient suivi jusque là. Le problème est résolu par l’absence de disciples. Il y a quelque chose de pénible pour le lecteur dans une profession de foi qui ne touche personne. Le nombre de Nathanaëls capables de s’enrôler dans les équipes de choc doit pouvoir se compter sur les doigts.

 

Du reste, jetons un coup d'œil sur le texte : « Simplement, mon être est tendu vers un souhait, vers un but. Toutes mes pensées, même involontairement, s’y ramènent. Et s’il fallait ma vie pour assurer le succès de l’U.R.S.S, je la donnerais aussitôt, comme ont fait, comme feront tant d’autres, et me confondent avec eux. » On peut objecter, sans doute, que l’homme qui veut aujourd’hui donner sa vie pour une cause a des moyens plus sûrs que de l’offrir. Dans l’ordre normal des choses humaines, ce qui sert une cause n’est pas de lui donner sa vie, c’est de l’avoir longtemps exposé, par le service et par l’action. Nulle cause, sinon contrariée par les dieux, n’a pas besoin d’Iphigénie : mais toute a besoin de constructeurs et de soldats. Ceux-ci périront peut-être, périront souvent, mais ce sera par surcroît. Celui qui est capable de donner sa vie doit l’être aussi de la consacrer à l’édification socialiste. Or, M. André Gide ajoute : « ne me demandez point de faire partie d’un parti. » Ceci n’est pas dit pour suspecter sa sincérité. On ne nie pas une seconde qu’il soit prêt à donner sa vie. Mais son propre martyre lui paraît d’un intérêt plus proche que l’achèvement du plan quinquennal.

 

Du reste on peut se demander si l’abstention de toute politique active ne constitue pas pour M. André Gide une précaution nécessaire. Le communisme militant accueille en général avec réserve les jeunes soldats que lui fournit la littérature. L’aventure survenue il y a quelques mois à des surréalistes trop enthousiastes est de nature à faire supposer qu’on estime assez peu dans les rangs communistes, les transfuges de la pensée bourgeoise. Cela paraît d’ailleurs logique, et dans de tels conflits la dignité n’est pas du côté des transfuges. Nulle part, on ne discutera plus qu’ici les principes au nom desquels se fonde la société russe. Ces principes ont au moins la vertu d’être catégoriques. Ils demandent à une classe d’opprimés de se lever en masse contre leurs « oppresseurs », ils font de la révolution une œuvre active, massive, conquérante, brutale que certains des ennemis qu’elle veut abattre, poussés par des scrupules de conscience tardifs, veuillent passer du côté des révolutionnaires, les révolutionnaires s’en soucient peu. Un soldat de la révolution russe est au service des intérêts et des ambitions du prolétariat. Il ne s’est pas rendu à son poste par souci d’achever ou de préciser une évolution intellectuelle, pour donner un objet à sa « ferveur » par besoin d’une dévotion nouvelle. Le marxisme n’aimerait point sans doute d’être la dernière nourriture terrestre de M. André Gide. Il est là pour sauver les hommes ou pour les perdre. Il est là pour mener des destinées collectives et non pour favoriser des perfectionnements individuels, il aspire à autre chose qu’à rajeunir le système du monde d’un penseur fatigué.

 

Car, c’est là, au fond, la raison essentielle de la métamorphose survenue en M. André Gide. Seuls ceux qui croient à son satanisme supposeront peut-être que s’occuper du réel destin des hommes est somme toute, pour un penseur jusqu’ici isolé du monde, un moyen plus efficace de leur faire du mal. En réalité, dans cet essai de rattacher aux valeurs concrètes une pensée qui les a toujours ignorées, il ne faut voir qu’un souci de régénération, le besoin de se rendre actuelle qu’éprouve une philosophie usée. Comme le marxisme ne prétend pas jouer ce rôle de glande à greffer sur des ferveurs sexagénaires, on doute qu’il apprécie la valeur de l’offrande qui lui est faite. La régénération de M. André Gide, inférieure en portée à la régénération du monde, n’est pas directement utile à celle-ci.

 

La coquetterie de M. André Gide s’est donc adressée cette fois aux gens les moins capables d’apprécier une coquetterie. On peut regretter aussi que précisément pour les atteindre, elle se soit résignée à une certaine vulgarité. Le père des Faux-Monnayeurs nous avait habitués à le voir occuper des postes plus éloignés de la foule. Il nous dit que sa route n’a point dévié : c’est inexact. Sans doute il est passé d’une position fausse du problème de l’homme à une position également fausse du problème de l’homme. Mais il y a mille positions fausses du problème de l’homme, ce qui fait que la persévérance dans l’erreur ne suffit pas à constituer la fidélité à soi-même. Or, les anciennes leçons de M. André Gide comportaient sans aucun doute une attitude plus aristocratique que les nouvelles. Corydon n’est point né casque à l’image de Minerve. Il a tort de vouloir habituer aujourd’hui sa chair délicate à des armes grossières ; il risque d’en souffrir.

 

Sans doute, M. André Gide ne veut-il point le faire travailler utilement à la Révolution mais seulement le faire, le cas échéant, mourir pour elle. Peut-être le juge-t-il trop peu entraîné à l’effort pour lui demander un travail plus long et plus complexe.

 

Ainsi, proposant le martyre plutôt que la dure et patiente efficacité du travail politique, M. André Gide réussit à éviter en même temps les deux principaux périls auxquels l’exposait sa nouvelle attitude [deux lignes illisibles] lui refuser. Il parvient à conserver, dans le moment même où il adhère à une politique précise, la noblesse et le désintéressement que M. Julien Benda attache à la fonction de « clerc ». Mais il y a quelque témérité à préparer pour le sacrifice une doctrine mourante qu'une grande infidélité à soi-même ne suffit pas à rajeunir. Le martyre convient à la jeunesse sinon dans les corps, du moins dans les idées. Il a sa source dans un enthousiasme, parfois facile, je l'accorde, et non pas dans les procédés par lesquels un penseur délaissé cherche, sinon à ramener sur lui l'attention, au moins à s'intéresser à lui-même.

 

Nous le regrettons vivement pour ce qu'offre M. Gide. Le martyre suppose plus de générosité, plus d'imprudence, plus de spontanéité, plus de jeunesse que n'en ont jamais comporté ses idées et qu'elles n'en comportent aujourd'hui. Le martyre demande d'abord cette joie de la chair qui sied à l'amour comme au sacrifice, la fraîcheur, la chaleur et la pureté du sang qu'il doit répandre,

 

le sang qui brille aux lèvres qui se rendent

 

le sang prêt à couler avec ivresse et avec gloire. M. André Gide le sait du reste. La proposition qu'il fait de sa vie est d'abord le recours à une jeunesse. Avec son habituelle subtilité, pour rendre la jeunesse à ses idées, à lui-même, il voudrait retrouver l’héroïsme. Mais héroïsme n’est point un fard, ni un philtre, il n’éclot sur aucune cendre, il ne prête point son ardeur à des renouveaux factices, il lui faut la vie pour fleurir ; il ne la donne pas.