La Revue Européenne

juin 1929

 

André Berge

 

N’est-ce pas sacrifier un peu trop à la mode du jour que de parler maintenant de « roman pur » ? Quoi ? après la poésie et le cinéma, allons-nous donc avoir un roman qui se piquera — lui aussi — d'être pur ? Le qualificatif est extrêmement en faveur à l'heure actuelle : il fait partie des quatre ou cinq vocables qu'il faut savoir utiliser à point voulu, pour montrer que l'on est « de son époque ». On peut l'appliquer à la peinture, à la musique, à tout... ou presque tout. Il y a des mots qui ont un charme tel — une fois adoptés par le goût du public — qu'on les emploie en toutes circonstances avec une volupté véritable et un détachement croissant de leur sens primitif. Bernard Grœthysen (qui, pour son remarquable ouvrage sur Les Origines de la Bourgeoisie, a dû compulser un grand nombre de journaux intimes de petits bourgeois fin XVIIIe siècle) nous a raconté l’espèce d’enthousiasme qui paraissait gagner ces braves gens au contact de certains termes, anodins en apparence, mais qui, soit par leur euphonie soit même par leur obscurité, enflammaient brusquement leur imagination. Ils les recopiaient plusieurs fois de suite, les faisaient intervenir sans rime ni raison au milieu d'une phrase, qui s'en trouvait toute déconcertée. Mais ces tics du langage n'avaient là qu'une valeur personnelle, tandis que le qualificatif de « pur », appliqué aux choses du domaine intellectuel, a su s'imposer collectivement à la plupart de nos contemporains et à nous-mêmes. Il serait bien superficiel et simpliste d'expliquer le fait en parlant d'engouement. Si le rouge ou le vert se porte une année dans la toilette féminine, si la taille baisse ou remonte, si les jupes s'allongent ou s'écourtent, je suis persuadé que ce n'est pas l'effet d'un sort aveugle. La mode a ses lois, reste en communication avec l'esprit contemporain, possède un sens toujours révélateur pour qui sait l'interpréter. Une mode verbale est encore plus riche de signification.

Sans doute « pur » ne désigne pas exactement la même tendance, lorsqu’il s’agit de roman, de poésie ou de cinéma : mais dans tous les cas, l'on doit y voir la manifestation d'un besoin universel de trouver, au milieu de la complexité de plus en plus grande de la pensée et de l'existence modernes, quelques points de repère, d'un désir de dégager une ligne précise et directe, bref de donner certains cadres à l'expression artistique ou littéraire de la vie intérieure. Quand Jean Paulhan déclare : « Les arts s'aident bien moins par ce qu'ils s'apportent que par ce qu'ils s'enlèvent les uns aux autres », il nous donne un témoignage de cette volonté moderne de rétablir des démarcations entre les différents genres et d’assigner à chacun sa destinée propre… l’on peut dire : sa destinée pure. En ce qui concerne le cinéma, René Clair disait : « Il semble qu’un fragment de film devienne du cinéma pur, dès qu’une sensation est produite sur le spectateur à l'aide de moyens purement visuels. » La poésie pure serait de même la poésie réduite à un seul de ses éléments, musical, mystérieux, contenu dans l’assemblage des syllabes beaucoup plus que dans l'idée qu'elles expriment. Mais avec le roman, la question se présente d'une tout autre façon, car le roman — dans sa forme actuelle — est l'aboutissement d'une tendance réaliste : or, chercher à réduire la réalité à un seul de ses éléments, il n'y faut pas songer, sous peine de lui être gravement infidèle. Le roman pur ne pourra donc être le roman simplifié : il sera plutôt le résultat d'une sorte d'équilibre entre ses diverses velléités internes, et non pas le triomphe d'une seule de ces « velléités ».

Il y a un passage du Journal des Faux-Monnayeurs, d'André Gide, où l'expression « pur roman » est employée ; et Gide à ce propos parle de « purger le roman de tous les éléments qui n appartiennent pas spécifiquement au roman ». Mais quels sont ces éléments ? Tous les journaux intimes et les études critiques des romanciers cherchent à répondre à ce point d'interrogation, sans jamais parvenir à un complet accord. Le problème subsiste donc, dans son entier. Nous avons dit qu'il s'agissait surtout, selon nous, de découvrir un point d'équilibre : entre quoi et quoi ? Il s'avère que le combat se livre entre l'art et la réalité. Pratiquement, chaque romancier trouve la solution qui lui convient, par le fait même qu'il accomplit une œuvre ; mais il ne peut se retenir de chercher en même temps une solution universelle ; et voilà qui est plus difficile ! Il y a, en effet, beaucoup plus de cas particuliers que de règle générale, et chaque sujet impose quelque peu la façon de le traiter.

L'un des intérêts puissants du Journal des Faux-Monnayeurs (et c'est pourquoi j'y reviens !), c'est de nous faire assister à la confrontation fréquente de la conception romanesque de Gide et de celle de Roger Martin du Gard, qui, sans ce livre, ne nous aurait pas été livrée : pour être souvent assez proches, elles ne coïncident jamais : « Vu Martin du Gard à Hyères. Il souhaiterait voir s'allonger indéfiniment mon roman. Il m'encourage à profiter plus des personnages que j'ai créés. Je ne pense pas suivre son conseil. » Ailleurs, confrontation des méthodes de travail qui révèlent des principes assez différents dans la pensée même des deux écrivains. Gide critique le système de notes et de fiches préconisé par l'auteur des Thibault. « La précision même du souvenir ainsi noté le gêne ou du moins me gênerait. J'en tiens pour le paradoxe de Wilde : la Nature imite l'art ; et la règle de l'artiste doit être non point de s'en tenir aux propositions de la Nature, mais de ne lui proposer rien qu'elle ne puisse, qu'elle ne doive bientôt imiter. » Ainsi la conception de Martin du Gard apparaît plus proche de la Nature, et l'on sent que chez lui la réalité du personnage prime tout le reste. Des indications précises, recueillies dans la vie servent à composer les portraits : et ces portraits doivent être animés et non gravés dans une matière immobile. L'art intervient inévitablement dans la composition du volume, mais là encore réduit à son minimum. Nous remarquons chez Martin du Gard le grand scrupule de ne jamais se permettre d’interpréter lui-même ses héros ; l'unité de leurs caractères doit ressortir de leurs actes, non pas être imposée par l'auteur, pourvu d'un rôle artificiel de deus ex machina. André Gide, au contraire, plus intellectuel et dont la conception romanesque n’est pas si rigoureuse ni si assurée, se pose la question : « Je doute si je ne devrais pas élargir le texte, intervenir (malgré ce que me dit Martin du Gard), commenter. » Car il y a chez Gide le désir de dire beaucoup, d'exprimer le plus possible de ses idées, de ses sentiments. Le roman gidien a pour centre le romancier lui-même, dont les personnages ne sont que des projections secondaires. A chaque instant, nous voyons s’affirmer ces rapports essentiels du créateur et de la créature, alors que Martin du Gard, lui, veut oublier qu'il est le centre de l'univers qu'il a créé : il veut détacher de lui ses personnages, leur rendre leur indépendance. Comme sa conception prétend à l'objectivité, il peut utiliser presque directement les renseignements de ses fiches, sans gêne ni inconvénient ; mais si Gide voulait en faire autant, comment ne serait-il pas embarrassé par ces éléments qui n'auraient pas été assimilés au préalable par son esprit et sa sensibilité ? Car il est obligé de re-penser toutes les remarques qu’il note, sans quoi elles feraient taches dans son œuvre ; et l'on sait qu'il dut recommencer de fond en comble certaine partie des Faux-Monnayeurs, où il avait commis la faute d'être trop fidèle à son modèle vivant et de ne pas avoir suffisamment re-inventé la réalité. N'oublions pas que, d'après Gide, la Nature imite l'Art, et non l'inverse : et il est certain que ses personnages fictifs ont une puissance de suggestion si grande qu'ils se sont répandus dans le monde et qu'il nous arrive désormais de les rencontrer à chaque instant dans l'existence. Mais il ne résulte pas de cela que Gide soit à proprement parler un romancier : il s'est trouvé bon nombre de critiques pour affirmer avec quelque apparence de justesse que les Faux-Monnayeurs étaient un livre remarquable, en même temps qu'un roman tout à fait manqué. Observation d'autant plus significative que Gide prétendait justement écrire là son premier roman et que nous avons assisté dans son journal à tous ses efforts pour épurer le genre et en découvrir le secret. La démarche de pensée était sans cesse hésitante malgré tout, attirée à la fois par le souci de la vérité et le souci de la technique. Ce conflit prend chez lui une gravité qu'il ne peut atteindre chez Martin du Gard, dont le choix est fait d'avance.

Pourtant est-il permis d'opposer l'artiste et le romancier, comme deux termes presque inconciliables, ainsi que le fait Henri Massis dans ses Réflexions sur l’Art du Roman. Celui-ci analyse cette prétendue incompatibilité avec une pénétration d’esprit indiscutable, mais à mon sens un goût de la clarté qui le conduit à être un peu trop tranchant. Il ne me paraît guère possible, quant à moi, de tracer une ligne de démarcation aussi nette entre l'art et le roman. Sans doute, l'on trouve dans le roman cette tendance anti-littéraire et anti-artistique que souligne Massis : mais le roman pur ne peut pas être un roman sans art, car une narration exacte n'est pas un roman. Massis ne souligne pas assez l'importance de la transposition des faits et des caractères, indispensable au romancier et qui est déjà, par elle-même, une démarche d'ordre esthétique, puisqu'elle implique un minimum de mensonge. Un document aussi dépouillé que l'Enfant qui s'accuse, de Jean Schlumberger, malgré sa puissance d'émotion, malgré sa perfection formelle, ne peut point passer à nos yeux pour un petit roman ni même pour une nouvelle. La transposition y fait trop visiblement défaut. L'on a vu des hommes capables d'écrire un livre qui avait l'apparence d'un roman (sans être autre chose que leur propre histoire) et qui, dans la suite, s'avéraient tout à fait inaptes à devenir de vrais romanciers, parce qu'ils étaient inaptes à la création des êtres. Ainsi lorsque Massis déclare que la démarche du romancier « est de se porter tout entier vers les choses » et que « le monde extérieur existe seul pour lui », il a tort de ne pas préciser que ces choses vers lesquelles le romancier est tourné, c’est son imagination qui les lui fournit, et que ce monde extérieur qui « existe seul pour lui », c'est en quelque sorte un monde extérieur intérieur, un monde extérieur de sa création : et pour créer, l'intervention de l'artiste est indispensable puisqu'il faut choisir les éléments à utiliser et les ordonner. La besogne de l'artiste n'est pas circonscrite de telle manière que l'on puisse dire avec précision le moment où elle s’accomplit, ainsi que dans une usine métallurgique le brunisseur vient invariablement après le fondeur, suivant un ordre absolu. Les démarches de l'esprit sont infiniment entremêlées ; et l'analyse en les dissociant mériterait souvent d'être accusée de dénaturer la vérité. Aussi quand Henri Massis conclut que, depuis le divorce de la langue littéraire et de la langue usuelle, « tous les romanciers écrivent en deux temps », ou mieux ; « qu’ils mêlent deux opérations, deux méthodes distinctes de création littéraire » et quand il ajoute : « et selon que le romancier ou l'artiste l'emporte, nous avons des romans affublés d'un faux style ou des œuvres littéraires qui ne sont pas des romans », il ne paraît pas reconnaître que le problème est encore bien plus complexe et ne se résoud pas par un simple pugilat entre deux tendances (dont les résultats se traduiraient forcément par un vainqueur et un vaincu). Être fidèle à la réalité, donner une impression de vie et de vérité, autant de choses qui ne se peuvent pas sans un certain art : il faut seulement que celui-ci n'empiète pas, reste au second plan et ne détourne pas le roman de son cours naturel : l'art en effet ne réside pas uniquement dans la forme et le style (comme par endroits semble le comprendre Massis), mais dans la composition aussi bien de l'intrigue que des caractères individuels.

Car les romans sont encore des œuvres d'arts par l'unité dont ils ne peuvent se passer : il leur faut toujours une armature, plus ou moins visible, mais inévitable. Comment concilier cette exigence avec l'idéal de pureté — et par suite : de sincérité — que nous poursuivons ? Il est assez difficile de trouver une histoire qui forme un tout achevé, sans que l'on soit obligé de donner un coup de pouce aux événements pour les faire rentrer dans un cadre fixe. Le romancier se laisserait volontiers entraîner, dans la joie de l'enfantement, à suivre ses personnages aux dépens du sujet choisi : mais il n’en reste pas moins pour le lecteur que le roman n’atteint sa perfection que s’il possède une harmonie interne et des limites arrêtées, sans rien d'artificiel toutefois. Dans la très intéressante préface d'une récente réédition de l'Esprit Souterrain, de Dostoïevski, le traducteur, M. Halpérine-Kaminsky, nous donne de précieux renseignements sur les vraies conceptions romanesques de l'écrivain russe et cite des lettres convaincantes : « Je ne sais pas, écrivait Dostoïevski à l'un de ses critiques, je n'ai pas appris jusqu'ici à ordonner mes moyens. Plusieurs romans qui devraient être écrits séparément, je les compresse en un seul, de sorte que celui-ci manque de mesure et d'harmonie... Je le déplore moi-même depuis longtemps, car j’en ai parfaitement conscience. Il y a pire : sans mesurer mes moyens, je suis entraîné par mon élan poétique, et je manque à l'équilibre dans l'exécution artistique. » Il arrive, en effet, que le livre de Dostoïevski le plus réussi et qui me semble vraiment le plus « pur » roman est celui dont l'action a pu le mieux être réduite à une seule : Crime et Châtiment, que je serais tenté de considérer comme le chef-d’œuvre romanesque entre tous. Mais dans chacun de ses ouvrages, le romancier — quel qu'il soit — éprouve le désir de tout faire tenir, de projeter le contenu de son cerveau sans rien omettre. C'est une souffrance pour lui que d'être obligé de retrancher du volume des idées auxquelles il tient, d’anéantir des personnages auxquels il avait commencé à donner la vie, de passer l'éponge sur des événements imaginés avec une intense illusion. Ici encore, c'est le souci du « roman pur » qui exige ces sacrifices et vous contraint à élaguer les ramifications inutiles à la poussée du sujet central. Le romancier n'apporte pas l'existence telle quelle ! Il projette un faisceau de lumière sur un coin de la réalité, sur un cas spécial, une aventure intéressante ou un état d'âme, et il nous présente tout ce qui s'est trouvé en clos dans son champ de lumière. « Étudier d’abord le point où doit affluer la lumière ; toutes les ombres en dépendent, » dit encore Gide quelque part.

Je crois que le vrai roman doit avoir une série d'arrière-plans, car aucun personnage n'existe en dehors du reste du monde : le romancier ne peut ignorer tout à fait les amis, les relations même assez lointaines, qui toutes ont une part d'influence sur ses héros principaux ; en les connaissant trop, il commettrait une autre faute. La lumière va en se dégradant, mais dans la pénombre nous devons distinguer encore des mouvements et des formes. Et quand l'action comporte plusieurs personnages d'importance à peu près égale, c'est un autre problème que de savoir comment les répartir et les étudier. Jacques de Lacretelle suggérait la possibilité de construire un roman comme une habitation sur pilotis, en commençant par planter chaque pilotis l'un après l'autre. Il faudrait faire s'élever simultanément les diverses parties de l'édifice pour les retrouver assemblées dans la clé de voûte, aboutissement suprême où l'unité essentielle se manifeste enfin. Mais il me semble que l'idéal du romancier doit être de faire pressentir cette unité dès la base, et de faire jaillir un seul et unique courant de vie à travers un univers qui ne nous intéresse que dans la mesure où ce courant le gagne et l'anime. Peut-être y a-t-il dans cette idée de Lacretelle quelque chose d'un peu trop architectural, car le roman m'apparaît bien comme le genre le moins architectural et le plus dynamique.

Par conséquent, tout ce qui est abstrait ou explicatif aura le tort de ralentir l'élan imprimé à l'action du volume. Sera-ce une raison pour se priver totalement de ces facteurs qui permettent des raccourcis et évitent d'inutiles digressions ? Non pas ! De même dans l’art cinématographique tout le monde reconnaît les inconvénients des sous-titres, sans pouvoir s’en libérer tout à fait. Il est fort simple d'évoquer par une phrase sur l’écran « des longs mois se passèrent », il serait fastidieux de nous contraindre à suivre le cours de ces longs mois.

Sans doute le « cinéma pur » ne devrait pas contenir de sous-titres, et le « roman pur » ne devrait peut-être pas comporter de parties explicatives, analytiques et rétrospectives ; mais parfois nous nous réjouissons pourtant de ces indications « impures » qui, si elles se rapportent assez directement aux épisodes principaux, les modifient un peu, leur donnent une nuance différente, et font varier leur tonalité affective. Néanmoins, ce sont les événements actuels qui doivent constituer l'essentiel du récit : différence avec le conte, où le narrateur se tourne vers des événements passés, qu'il connaît déjà dans leur ensemble lorsqu'il se met à les écrire !

Ainsi l'idéal du « roman pur, » au lieu d'être un extrême, me paraît la résultante de plusieurs directions qui sollicitent le roman, ce genre encore incertain de ce qu'il doit être, l'un des genres littéraires les plus jeunes et dont la formation continue à se poursuivre. Et le fait le plus significatif peut-être est que cette épithète de « pur », d'abord si vague, va, se précisant sans cesse, à travers les esprits de tous les écrivains qui cherchent.